La spoliation des « biens sur la personne » des Juifs du Camp de La Lande
L'ultime spoliation avant l'élimination...
Isaac Lewendel
La haine au service de la convoitise
On a souvent insisté à juste titre sur le caractère idéologique/théologique de la haine antisémite. Sans aucun doute, elle a joué un rôle critique dans la persécution des Juifs et loin de nous le désir d’en minimiser l’importance. Nous nous contenterons d’ajouter que la haine des Juifs a fréquemment servi de drapeau à des psychopathes dans leur désir de satisfaire deux objectifs complémentaires : leur convoitise en s’accaparant les biens juifs et leur soif du pouvoir en utilisant la haine antijuive pour galvaniser les masses sous leur influence. Un couplage universel de l’histoire humaine.
Un de ces objectifs, et non des moindres, la convoitise à l’égard des biens juifs – biens réels ou imaginaires – tient une place considérable parmi les moteurs de la Shoah, comme nous l’avions déjà constaté au cours de nos deux travaux précédents (Un Hiver en Provence et Vichy, la Pègre et les Nazis). Les pages qui suivent sont nées au cours de l'élaboration de notre ouvrage sur le Camp de La Lande.
L’importance de la convoitise ne devrait cependant pas nous étonner, lorsqu’on considère les deux objectifs intimement liés du Statut des Juifs : la transformation du Juif en paria et les mesures économiques contre lui, en particulier l’exclusion suivie par la dépossession. Comme on le sait très bien, ces mesures furent mises en place en priorité, dès la défaite de 1940, bien avant les premières déportations.
Au cours de nos années de recherche, nous avions pris note d'un volet de la spoliation largement minimisé et souvent ignoré : le pillage par un agent de l'état d'une partie des biens Juifs - le plus souvent biens mobiliers et « biens sur la personne ». Au mieux, on dira que ces biens avaient été volés au détriment des Juifs, alors qu'ils avaient d'abord été confisqués par un agent de l'état et par la suite, volés à l'état. Le comble c'est qu'en pratique, la preuve du délit incombera plus tard à la victime alors que c'est l'état qui en avait la responsabilité.
La mise en sourdine relative de la convoitise est d’autant plus curieuse qu’elle est soulignée dans l’étude de presque tous les conflits de la planète et que l’histoire multiséculaire des Juifs, en particulier, est en fait l’histoire de leur dépossession entérinée par des violences à leur égard et des expulsions. La dispersion des Juifs et leur intégration dans l’économie française ont amené Vichy à une codification de cette convoitise sans précédent dans l’histoire moderne de la France. Vichy a coopté le concept nazi d’aryanisation qui impliquait non seulement la dépossession des Juifs, mais aussi leur élimination de la société « aryenne ».
Le vingtième siècle – le siècle de la technologie – a facilité un débordement catastrophique qui a nourri le rêve d’une élimination totale et a engouffré non seulement les Juifs mais aussi de nombreux citoyens des pays « avancés ». Ce débordement de haine et de violence a évidemment contribué à obscurcir, en rétrospective, le rôle de la convoitise.
De facto, nous avons là une succession déterministe : avilir, puis déposséder et finalement éliminer. Il n’est pas étonnant du tout que les Nazis et leurs collaborateurs les plus « idéologiques » aient fait passer l’appât du gain avant toute autre considération. Ce qui s’est passé au Camp de La Lande illustre bien cet état d’esprit.
Nous ne sommes pas qualifiés pour quantifier l’importance relative de la convoitise au sein de l’antisémitisme. Nous nous contenterons de souligner l’importance de cet élément dans le processus d’élimination des Juifs de La Lande. La haine antisémite, quant à elle, est abondamment traitée dans les nombreux travaux sur la Shoah, ainsi que dans nos travaux cités plus haut.
Dernier prélude à l'élimination: La dépossession des « biens sur la personne »
Ces Juifs qui avaient résidé au « centre d’accueil de La Lande » depuis son ouverture, le 5 décembre 1940, se sont vus encerclés vers la fin de 1941 par une double rangée de barbelés, surveillée par un détachement de la gendarmerie de Chinon (Indre-et-Loire). Le centre d’accueil était alors devenu un Konzentrationslager, pour utiliser une expression du Feldkommandant de Tours. Ce dernier avait « délégué » aux autorités françaises la surveillance des prisonniers et celle de leurs argent et bijoux qui seront déposés par le directeur du camp, Alfred Delcuze, et ses chargés de pouvoir, à la succursale de la Banque de France de Tours.
Au cours de l'élaboration de notre ouvrage, les itinéraires des internés que nous avons tracés fourniront le contexte de cet article qui deviendra, à son tour, la base du chapitre 2 dans la VIIIe Partie du Tome 2.
Le bilan
Le 27 novembre 1942, à la suite de la déportation des derniers internés le 13 octobre et de l’arrivée de la première vague de femmes dissidentes (non-juives pour la presque totalité) au début octobre, Georg Brückle, le chef de la SiPo-SD de Tours, est venu s’approprier ce qu’il croyait être la totalité des avoirs juifs, c'est-à-dire les de l’argent, soit 198.461,15 frs. ainsi que les bijoux (Voir la liste nominative des bijoux, ci-dessous) placés dans le coffre de la Banque de France à Tours. En réalité, il ne s’agissait que d’une petite fraction car d’autres s’étaient aussi servis, ce qui nous amène à un total approximatif de 1.417.125,15 frs. Ce total représente le total des sommes saisies à partir du moment de la fouille à l’entrée du camp ainsi que les sommes saisies entre l’arrestation et cette fouille. Sans compter la plus-value dérivée du passage du temps, le total ci-dessus est équivalent à 426.356 Euros en pouvoir d’achat d’aujourd’hui.
Deux éléments sont encore plus surprenants au sujet du Camp de La Lande cité dans le rapport de la Mission Mattéoli (17 avril 2000) : le montant minime de 15.852,90 frs des spoliations et l’absence des bijoux dont nous avons identifié la liste nominative. A lui seul, le montant est 89 fois moindre que celui que nous avons documenté. Pour comparaison, en 1942, le salaire mensuel masculin minimum était de 1000 frcs et celui des femmes de 800 frcs.
Les « biens sur la personne » ne représentent, évidemment, qu'une faible partie des biens juifs spoliés
Nous avons exclu de notre analyse les biens spolies au domicile original des internés, l'endroit où ont eu lieu et le pillage officiel et le pillage privé. Notre étude dans le Vaucluse a montré quelques cas importants de sous-estimation.
Nous n'avons en outre pas pu prendre en ligne de compte les pertes des Juifs entre le départ de leurs domiciles et le moment de leur arrestation. Ces dernieres pertes importantes ont souvent été ignorées au sein de la recherche formelle.
Seules des études locales seront aptes à combler nos déficits.
Remerciements
Une partie des documents qui sont à la base de cette étude de la spoliation des internés juifs de La Lande ont été découvert et m’ont été fournis par Muriel Bordogna (Mission Historique de la Banque de France), quelques mois avant la fin du mandat de la Mission Mattéoli. C’est donc tardivement que nous nous étions, tous les deux, rendus compte que la Banque de France n’avait pas été sollicitée par la Mission Mattéoli.
Dans ce contexte, je mentionnerai aussi le soutien actif à mes projet de la part du Sénateur Guy Penne qui avait systématiquement parrainé mon accès aux archives depuis 1992, à une époque où les gardiens des documents de la guerre avaient des difficultés à lâcher prise. Entre 1998 et 2000 en particulier, c'est le Sénateur qui avait joué un rôle important auprès de Jean-Claude Trichet, alors gouverneur de la Banque de France, pour faciliter mon accès aux archives des succursales de Tours et d'Angers.
Quant à l’accès aux archives d'Indre-et-Loire ayant trait au Camp de La Lande, il avait été dramatiquement facilité par Françoise Durand-Evrard qui, en 1994, avait recommandé et reçu l’autorisation du Ministère de la Culture de me permettre de photographier les documents. J’avais en effet reçu une dérogation qui prescrivait exclusivement la prise de notes au crayon, comme c’était la règle. Cette initiative peu commune à l’époque avait grandement facilité la recherche après mon retour aux Etats-Unis.
Il faut ajouter l’aide inestimables des archivistes de l’Indre-et-Loire et du Maine-et-Loire qui ont facilité l’accès à des dizaines de milliers de documents. En particulier, l’aide récente de Sébastien Chevereau a permis d’établir la liste nominative complète de l’Annexe C de l'article accessible ci-dessous, ce qui a été répercuté dans les Annexes D et E et a contribué à les valider.
Ce travail n’aurait pas été possible sans toutes ces personnes.