De l’importance du non-événement [1]
Une illustration : Comment trois Juifs sur quatre n’ont pas été déportés du Vaucluse
Isaac Lewendel
En matière d’information, il faut lutter contre un biais naturel qui est de commenter ce qui s’est passé en négligeant ce qui ne s’est pas passé [Notre modification: et ce qui s'est passé trop lentement pour notre discernement].
Agnès Bénassy-Quéré, L’Europe du Soleil Levant, Les Idées Claires, France-Culture, 12-12-2013
Paradoxalement, le non-événement est très souvent sous-estimé sinon ignoré alors qu'il joue un rôle essentiel dans toutes les entreprises humaines bien au-delà de la Shoah. Avant de revenir au sujet central de notre travail, nous allons donner un exemple des plus simples pour illustrer la généralité de notre pensée. Il est incontestable que les dirigeants des pays occidentaux n'ont pas considéré les conséquences de l'export massif de places de travail dans le but essentiel de faire baisser les prix de revient sous le couvert de la « libéralisation » de la Chine. Combler le déficit inexorable de places de travail est resté pour l'Occident un non-évenement maintes fois répété. Le non-événement peu visible se cache d'ailleurs souvent derrière un effet marquant qui peut aller de l'échec au succès et la plupart du temps, les deux. Par exemple, l'export de places de travail de l'Occident a servi d'import pour d'autres pays. De façon analogue, la survie partielle des Juifs que nous analysons ci-dessous représente autant d'échecs pour les Nazis.
La survie : une non-élimination maintes fois répétée
Pour survivre, il faut pouvoir bénéficier d’une longue chaîne de non-éliminations, une longue série d’instants où la perte ne s’est pas produite, quelles qu’en soient les raisons. Et elles sont nombreuses, ces raisons. Pour expliquer la survie de quelqu’un, il sera donc nécessaire d’expliquer pourquoi le danger mortel n’a pas frappé cette personne à chaque instant de la guerre. Paradoxalement, on devra chercher les raisons de ce qui ne s’est pas passé, à chaque fois que cela ne s’est pas passé, et cela fera beaucoup de vides à combler. En l’absence de cette analyse détaillée, les conclusions risquent d’être plus guidées par des attentes subconscientes que par les faits.
La complexité de la survie demande une recherche localisée
C’est cette complexité qui fait que la survie est moins bien comprise que la persécution. Il y a peu de sources officielles, mais il y a eu un bon nombre de témoignages. Il y a évidemment les quelques témoignages oraux que nous avons eu la chance de recueillir ainsi que les témoignages du temps de la Libération qui se trouvent en grand nombre dans les dossiers de procédure (Essentiellement, mais pas exclusivement, dans les archives des Cours de justice du Vaucluse, du Gard et des Bouches-du-Rhône, les archives de la Justice militaire, et les dossiers du CGQJ aux Archives nationales).
Il y a aussi les écrits publiés plus tard. Sans mettre en cause l’authenticité de cette dernière catégorie de témoignages, on peut cependant douter qu’ils soient représentatifs de l’ensemble des survivants, car les itinéraires « ordinaires », qui étaient de loin beaucoup plus communs, donc plus significatifs sur le plan de la statistique, n’ont bénéficié d’aucune médiatisation.
Il y a aussi les erreurs de bonne foi. Telle personne témoignera à Yadvashem en faveur de justes qui avaient caché sa famille, sans se rendre compte que sa famille était recensée à l’adresse de ces justes et que cela était aussi connu d’informateurs antisémites locaux. Sans diminuer la valeur morale de l’acte d’entraide de ces justes, on peut douter que cette entraide soit à la base de la survie de cette famille qu’ils avaient « cachée ».
Filtrer les « fausses nouvelles »
Et que dira-t-on des témoignages de deux Juifs, A. Grumbach et F. Thau, en faveur d’un maire du Vaucluse, Antonin Gay, qui les avait aidés en 1944 ? Le titre de Juste parmi les Nations sera décerné à titre posthume par Yadvashem à Antonin Gay, en 1989, alors que nous avons appris que ce dernier avait communiqué la liste des Juifs de sa ville au Commissariat général aux questions juives (CGQJ) en 1942 (3U7/443, Maurice Rambaud, Dossiers de Procédure de la Cour de justice de Vaucluse, Archives Départementales du Gard). A. Grumbach, n’avait aucune idée de l’ambivalence de son sauveteur, une ambivalence par ailleurs bien ordinaire dans la Provence des années grises. En outre, ce témoin attribue au maire le sauvetage de nombreux Juifs durant une grande rafle de septembre 1943. Cette rafle a effectivement eu lieu le 16 septembre 1943, mais elle visait exclusivement de nombreux Vauclusiens réputés gaullistes et aucun Juif ne fut arrêté. Quant au deuxième témoignage ajouté par Yadvashem, il s’agit de l’aide fournie à F. Thau par un homonyme du maire dans une autre région de France.
Une approche locale est indispensable
Dans notre travail sur le Vaucluse, notre intention initiale était de documenter les arrestations de Juifs et d’en connaître les auteurs. Nous nous sommes cependant rapidement rendu compte que les non-éliminations avaient été beaucoup plus nombreuses que les éliminations, ce qui a ajouté un deuxième pôle d’intérêt à notre recherche.
Si nous avons souligné l’importance de ce qui ne s’est pas passé, le non-événement, dans la compréhension de la survie, ce n’est pas parce que nous ne donnons aucune importance aux puissantes forces de « longue durée » comme l’antisémitisme, parmi tant d’autres. Bien au contraire, leur rôle est indéniable bien qu'il reste une série de non-événements jusqu'au jour où ces forces se manifestent violemment. En fait, l'histoire est parsemée d'événements dramatiques causés par des forces de longue durée qui étaient restées « invisibles ».
Nous finirons par une ligne d’Arlette Farge [2] qui explique la psychologie de l’aveuglement au non-événement :
L’historien « aime » l’événement : son goût pour lui est à la mesure de son inquiétude pour le « silence des sources ».
Le « silence des sources » c’est évidemment l’événement que l’archive a omis de citer ou qu’elle a voulu taire. C’est aussi l’événement perdu avec l’archive disparue. Le corollaire de la pensée d’Arlette Farge, c’est que le non-événement est peut-être laissé pour compte en grande partie parce qu’on documente rarement ce qui ne s’est pas passé ou ce qu’on veut taire.
C’est avec une profonde gratitude que je tiens à mentionner la contribution inestimable de Bernard Weisz à la cristallisation des pensées au centre de cette analyse. Pendant les années que nous avons dédiées à la compréhension de la Shoah dans le Vaucluse, son engagement intellectuel n’a jamais fléchi et il a su mettre l’accent sur l’essentiel.
Ce travail est loin d’être parfait. C’est pourquoi tout commentaire sera le bienvenu.
[1] Dans le contexte de cet article, le non-événement est un événement attendu ou souhaité qui ne s’est pas matérialisé
[2] Arlette Farge, « Penser et définir l’événement en histoire », Terrain [En ligne], 38 | 2002, mis en ligne le 06 mars 2007, 06 avril 2013. URL : http://terrain.revues.org/1929