Le périple des lettres en souffrance du Camp de La Lande avait commencé à la fin de 1942
Ces lettres découvertes par hasard en 1992 à l’institut YIVO (New York) ont été le point de départ d’une aventure sans précédent, car elles nous ont permis de reconstruire les périples d’un bon nombre de leurs destinataires internés et de leurs proches hors du camp. Elles ont pour la plupart un point commun : elles étaient destinées à des détenus Juifs du Camp de la Lande, et selon l’inventaire de YIVO, elles seraient arrivées après la déportation des destinataires. C’est en grande partie vrai, mais dans pas mal de cas, elles furent intentionnellement saisies par la direction du camp du fait de leur contenu jugé alarmiste ou simplement par représailles du fait de l’évasion de l’expéditeur qui essaie de donner un signe de vie à ses proches restés au camp.
Un petit nombre de lettres et cartes postales envoyées par des internés à leurs proches sont simplement revenues à l’envoyeur, principalement à cause de déplacement volontaire des destinataires ou de leur déportation inattendue.
Nous devons la préservation de ce trésor de témoignages en temps réel à une violation de la loi en vigueur à l’époque. Ce courrier aurait dû être « retourné à l’envoyeur » avec la mention NPAI (N’habite Pas à l’Adresse Indiquée) comme le voulaient les règles de la poste depuis le milieu du 19e siècle. Le préfet Jean Tracou, en service depuis décembre 1941, et ses subordonnés, en particulier Alfred Delcuze, le chef du camp en 1942, firent en sorte que la vérité fût étouffée à l’égard des expéditeurs. C’est en effet ce que souhaitaient les ennemis des Juifs.
Les lettres avaient été écrites pendant une période critique pour les Juifs en France
Ces lettres non-remises, qui pour la plupart datent de l'été de 1942, avaient été écrites au plus bas de l’histoire des Juifs de France et au plus haut de leur angoisse. Le premier convoi de déportation en direction d’Auschwitz était, en effet, parti de Drancy le 2 mars 1942 [1]. D’autres convois suivirent à un rythme accéléré. Deux événements majeurs et leurs séquelles fournirent l’essentiel du cargo humain des déportations jusqu’en automne 1942. Les 16 et 17 juillet, les rafles du Vel’ d’Hiv firent 13000 victimes dans la région parisienne et 15.000 victimes dans le reste de la zone occupée, et le 24 août 1942, les rafles de la zone « libre » fournirent 8000 juifs de plus. Les vagues de choc de ces deux événements firent des milliers de victimes supplémentaires. Il fallait bien satisfaire l’appétit de Drancy et alimenter les trains réguliers de plus de 1000 personnes qui en étaient déportées à Auschwitz. Bien sûr, le Camp de Lalande prit part, toutes proportions gardées, à cette orgie antisémite. C’était donc au milieu de ce processus de liquidation que ces lettres en souffrance avaient été expédiées. Ces lettres nous parlent donc de ce que leurs auteurs, et leurs destinataires dans le camp, étaient en train de perdre – d’abord leur liberté, leurs biens, et leur dignité, ensuite, leurs amis, leurs familles, et finalement leurs vies. Les auteurs de ces lettres et leurs destinataires se rendaient compte de ce qui leur arrivait. Leurs bourreaux aussi.
Mais en examinant les « lettres non-remises » de plus près, on s’aperçoit qu’un nombre de lettres ont été saisies à cause de leur contenu. Il s’agissait pour Delcuze de cacher aux internés en instance de déportation ce qui arrivait à leurs proches
Delcuze s’acharnait à isoler les internés du monde extérieur afin de minimiser le nombre d’évasions et garder sa réputation de fonctionnaire fiable. Ces lettres saisies présenteront pour nous un intérêt supplémentaire, car ce sont est des témoignages non édulcorés et en temps réel. Des témoignages très personnels et dans certains cas des vues d’ensemble inattendues.
Première étape du courrier non-remis : du Camp de La Lande au siège de l'UGIF à Paris
Le 15 décembre 1942, quelques semaines après la déportation des derniers détenus juifs de la Lande, le préfet d’Indre-et-Loire, Jean Tracou, informe, au nom du Secrétaire Général de la Police, le directeur du camp de La Lande, Alfred Delcuze, de la marche à suivre :
« … Contrairement aux dispositions qui avaient été envisagées, ces bagages doivent être remis à l’Union des Israélites de France, 19 rue de Téhéran à Paris. Par ce même courrier, j’invite cette association à entrer en possession de ce matériel dans le plus bref délai, afin de dégager le local dans lequel il était entreposé… »
C’est donc à la suite de ces instructions que les lettres « non-remises » aux détenus de La Lande ont dû arriver avec le reste des bagages des détenus au siège de l’UGIF, rue de Téhéran à Paris. Reste donc la question de la deuxième étape de Paris à New York. Comment ces lettres ainsi qu’une partie importante des archives de l’UGIF ont-elles franchi l’Atlantique ?
Deuxième étape du courrier non-remis: du siège de l'UGIF aux Etats-Unis
C’est un historien Juif d’origine Polonaise, Szajko Friedman, Zosa Szajkowski[2] de son nom de plume, qui est au centre d’important transfert d’archives « privées » françaises aux Etats-Unis à la fin de la guerre. Etudiant à la Sorbonne dans les années 20, il trouve un refuge temporaire en France où il s’engage dans la Légion étrangère à la déclaration de guerre. Blessé le 15 juin 1940, il est évacué et se retrouve à l’hôpital de Carpentras.
Avide chercheur, sensibilisé par la montée du Nazisme, il découvre alors un certain nombre d’anciens documents juifs dans les communautés locales. Avec l’aide d’amis, il réussit aussi à faire passer des documents de Paris vers la zone libre. Avant son départ pour les Etats-Unis à la fin de 1940, il se débrouille pour transférer une partie de ces archives à New York. Il s’engage alors dans l’armée américaine en 1943 et revient en Europe avec les renseignements militaires.
En 1944, avec la permission de ses chefs, Szajko retourne à Marseille récemment libérée où il retrouve les documents qu’il avait cachés et obtient de l’armée américaine de les expédier aux États Unis. Il en fut de même avec les archives de l’Alliance Israélite Universelle et celles de l’UGIF à Paris. C’est parmi ces collections déposées à YIVO que se trouvaient les « lettres non-remises de La Lande ». Un bon nombre d’autres fonds d’origine française ont probablement, eux aussi, été « sauvés » par Zosa Szajkowski et ont, de ce fait, franchi l’Atlantique au cours de la reprise en main agitée de la France par le gouvernement provisoire du général de Gaulle.
[1] Serge Klarsfeld, Le Mémorial des Juifs de France.
[2] Yoram Mayorek, Zosa Szjkowski and the Transfer of French-Jewish Archives to the US (1999), Historical and Genealogical Research in Israel